Quatre tribunes sollicitées par l’Humanité pour répondre à cette question, et rédigées par Boel Berner et Elisabeth Elgán, sociologues, historiennes, Julie Jarty, Nathalie Lapeyre et Jean-Yves Le Talec, sociologues, Isabelle Collet, maîtresse d’enseignement et de recherche en sciences de l’éducation et William Poulin-Deltour, anthropologue, professeur à l’université Middlebury College aux États-Unis.

  • En Suède, les études donnent des outils aux élèves par Boel Berner et Elisabeth Elgán, sociologues, historiennes et respectivement professeures à l’université de Linköping et de Stockholm en Suède

Poser la question, c’est déjà prendre le problème à l’envers. Car le genre – compris comme un rapport de pouvoir basé sur l’identité sexuelle attribuée à chaque individu – structure encore l’enseignement, de la maternelle à l’université. Les formations où les hommes sont majoritaires sont plus dotées et mènent à des professions prestigieuses et bien payées. Les manuels d’histoire mettent en avant les exploits du genre masculin alors que l’apport des femmes reste invisible. L’enseignement des mathématiques se base sur des exemples empruntés au quotidien des garçons, les filles ne s’y reconnaissent que rarement. Et dans les couloirs des écoles, les commentaires sexistes et humiliants fusent.

Si la loi suédoise interdit toute discrimination par rapport au genre, l’ethnicité, la religion ou la sexualité dans les écoles, il en va de même dans beaucoup d’autres pays. Il faut pourtant reconnaître que ces lois risquent de rester lettre morte. À nos yeux, c’est avant tout aux professeurs, aux proviseurs et à tout le personnel encadrant les élèves, de réfléchir comment ils font partie de l’enseignement « genré ». Quant aux élèves, il faut mettre à leur disposition les moyens de réfléchir sur le genre dans la société et sur les discriminations qui en découlent.

Les études de genre donnent des outils pour les aider, même s’il n’y a pas de modèle pédagogique standard en ce domaine. Certaines écoles essayent de mettre en question la domination masculine en « neutralisant » ses expressions. Les histoires de Nounours deviennent alors des histoires de Nounours au féminin avec « elle ». Il y a aussi la pédagogie qui consiste à donner à chaque élève la possibilité d’essayer des comportements qu’on a traditionnellement attribués à un genre spécifique. Ainsi les filles sont encouragées à essayer de s’exprimer plus souvent, ou à choisir des filières dites masculines, alors que les garçons peuvent être encouragés à approfondir leurs capacités d’aider autrui ou à choisir des formations traditionnellement féminines.

Une troisième démarche pédagogique est d’accompagner les élèves dans une analyse critique des normes dominantes, pas seulement sous l’angle du genre mais aussi des autres facteurs sociaux telles la condition sociale, l’appartenance à une minorité ou encore l’orientation sexuelle. Car il est évident que la trajectoire de chacun n’est pas seulement surdéterminée par le genre mais aussi par les ressources familiales et l’appartenance ou non à la population dominante du pays. Sans parler de l’orientation sexuelle, les croyances religieuses et les codes culturels du groupe auquel on s’identifie.

Ce genre de pédagogies, une fois pratiqué, n’est pas aussi spectaculaire ou étrange que l’on ait parfois dit en France. La famille royale suédoise, qui ne peut pas être accusée d’être révolutionnaire, a par exemple fait le choix de mettre la fille de l’héritière du trône dans une maternelle qui pratique un enseignement du genre.

La discrimination basée sur le genre est une vieille structure. Son effacement ne se fera pas du jour au lendemain. En tant que parents d’enfants ayant expérimenté l’école en Suède, nous l’avons bien vu. Les filles de l’une ne peuvent se rappeler aucun exercice censé remettre en cause le genre. L’autre se souvient que sa fille a eu à subir en collège une journée sur le genre où l’on a voulu renforcer la confiance en soi des filles à l’aide d’activités partant de l’idée que c’était aux seules filles de changer. Les garçons, qui auraient gagné à prendre conscience des problèmes que leur créent leurs attitudes machistes et souvent anti-école, n’ont pas été sermonnés de la sorte. Ils ont passé la journée à écouter de la musique et à faire du sport. Alors, il faut réfléchir non seulement sur si on doit enseigner le genre – mais surtout comment et en partant de quelle vision d’une société juste.

  • Luttons pour une société respectueuse de tou-te-s par Julie Jarty, Nathalie Lapeyre et Jean-Yves Le Talec, sociologues à l’université de Toulouse-Jean-Jaurès

Faut-il enseigner le genre en France ? Posée ainsi, la question laisse perplexe, puisqu’elle laisse supposer que l’on pourrait ne pas enseigner le genre… C’est pourtant l’idée que cherchent à imposer celles et ceux qui combattent la « théorie du genre », tout en sachant fort bien qu’il s’agit là d’une escroquerie intellectuelle, puisque tout geste éducatif se confronte au système de partage du monde social entre hommes et femmes et véhicule des valeurs normatives, des stéréotypes et des inégalités. Défendre la différence « naturelle » des sexes ? Promouvoir la famille hétérosexuelle et refuser le mariage « pour tous » ? C’est bel et bien là aussi enseigner une certaine vision du genre, de manière implicite.

La question qui importe serait plutôt : comment enseigner le genre, de manière didactique ? Des savoirs et des outils existent, de nos jours, pour expliquer l’articulation du social et du biologique, pour montrer comment les stéréotypes de sexe construisent les corps féminin et masculin, pour objectiver les inégalités socio-économiques et politiques entre hommes et femmes, pour combattre les violences de sexe et de sexualité. Ce qu’il faut bien désigner comme une révision à la baisse des ambitions du programme « ABCD de l’égalité » démontre l’ampleur des résistances sociales à l’enseignement critique du genre, à tous les niveaux, et nous encourage à poursuivre nos efforts pédagogiques.

Depuis le début des années 1980, à l’université Toulouse-Jean-Jaurès, nous formons des étudiant-e-s et des professionnel-le-s à la compréhension du genre, à l’analyse et à l’évaluation des progrès et des lacunes des politiques publiques en faveur de l’égalité des sexes (parité, égalité salariale, pénalisation des violences, droit à disposer de son propre corps…) et à la mise en œuvre d’actions nouvelles. En tant que système social, le genre structure notre vie quotidienne et façonne notre vision du monde : il s’agit d’en prendre conscience, d’objectiver les rapports de pouvoir et les processus de reproduction des inégalités entre les sexes et les sexualités, et de les combattre. Tels sont nos objectifs de formation, en abordant le monde du travail, les politiques sociales à tous les niveaux territoriaux, les violences masculines, le harcèlement moral et sexuel, la santé (contraception, IVG, handicap, vieillissement…) et le care.

Dans le contexte de mobilisation citoyenne de ces dernières semaines, il convient de garder à l’esprit qu’inégalités et violences ne sont pas seulement le fait d’une altérité non occidentale, selon une rhétorique postcoloniale simpliste, mais sont avant tout produites par la société française elle-même. La compréhension du genre contribue à construire une société moins fragmentée et plus pacifiée, à favoriser l’accès à une citoyenneté pleine et entière et à développer une société respectueuse des femmes et des minorités. Résolument oui, nous devons développer l’enseignement du genre tel que nous le pratiquons de manière critique.

  • En Suisse, comme en France, il faut former  les enseignant-e-s au genre par Isabelle Collet, maîtresse d’enseignement et de recherche en sciences de l’éducation à l’université de Genève

Janvier 2014. En France, des rumeurs délirantes se propagent par SMS : « À cause de la “théorie du genre”, on va apprendre à nos enfants à se masturber en maternelle, on va obliger les garçons à porter des robes… » Les professeur-e-s des écoles qui, à quelques exceptions près, n’ont jamais reçu d’enseignement sur la question, ne comprennent pas d’où sort cette vague d’angoisse qui remet en cause les liens école-famille. Perplexes, des enseignant-e-s scrutent en détail les ABCD de l’égalité, accusés de diffuser en filigrane une « propagande homosexuelle ». Ils et elles se demandent alors à quel moment le fait d’enseigner que les métiers n’ont pas de sexe encourage le mariage pour tous…

Pendant ce temps, à Genève, tou-te-s les futur-e-s enseignant-e-s du primaire et du secondaire suivent des cours obligatoires (au moins 10 heures) et évalués intitulés « Genre et éducation ». À cette même époque, un de mes étudiants est venu me demander si le terme « genre » que j’utilisais en cours avait un rapport quelconque avec la panique qui s’était déclenchée en France. Il ne voyait pas pourquoi il était subversif de tenter de corriger les inégalités entre les sexes qui perdurent à l’école… À moins de considérer que l’égalité entre femmes et hommes est insupportable… Former au genre est nécessaire pour démasquer les manipulateurs de concept. Les rumeurs se nourrissent d’ignorance et de confusion à coups de slogans tels que : « L’égalité dans la différence » ou encore « différents et complémentaires ». Former au genre signifie d’abord déconstruire le marketing des idées reçues. D’une part, l’égalité n’est pas synonyme d’identité. Quand la Déclaration des droits de l’homme (qui avait oublié les femmes) stipulait : « Tous les hommes naissent libres et égaux », personne n’avait compris : « Tous les hommes naissent libres et identiques. » D’autre part, la complémentarité n’a rien à voir avec l’égalité : 8 et 2 sont complémentaires à 10, mais ne seront jamais égaux. Former au genre, c’est combattre la hiérarchie et ouvrir les choix.

Parce que le genre est un système de normes de sexe hiérarchisées, lutter contre ses effets permet de combattre la violence sexiste et homophobe dans les établissements scolaires. Les phénomènes de bouc émissaire prennent souvent pour cible les garçons jugés peu virils et les filles pas suffisamment discrètes.

Les enfants ont besoin d’un cadre rassurant pour se développer, grandir et être heureux… pas pour penser à leur place. Former les enseignant-e-s au genre, c’est leur apprendre à lutter contre des interdits de savoir. Pourquoi des garçons de six ans pensent-ils que la lecture n’est pas une activité pour eux ? Pourquoi des filles se sentent impuissantes devant les maths malgré de bons résultats ? Parce qu’ils et elles ont intégré depuis l’enfance une prétendue complémentarité des sexes. Bien sûr, former les enseignant-e-s au genre ne peut pas se faire en une demi-journée. Les enseignant-e-s genevois-e-s ne sont pas différent-e-s des enseignant-e-s français-e-s : quand ils entrent dans mon cours en première année, ils imaginent qu’ils vont perdre leur temps. La première étape d’une formation au genre est d’admettre que nous avons tous et toutes été élevé-e-s à l’inégalité, elle nous est donc invisible. Après la prise de conscience viennent les questions liées à la pratique : trois quarts de ces enseignant-e-s sceptiques choisiront de poursuivre la réflexion pendant 30 heures en deuxième année pour inventer de nouveaux gestes professionnels et repenser les dispositifs didactiques. Tel est le type de formation que l’Association nationale des études féministes réclame depuis trente ans. Imaginer que quelques heures de formation vont convaincre relève du fantasme. Proposons-leur une formation de qualité et les enseignant-e-s sont les premiers à vouloir apprendre comment enseigner dans le respect des rapports égalitaires. Parce que telle est la mission de l’école de la République.

  • Il ne s’agit pas de promouvoir une « idéologie » prônant la fin de la différence sexuelle! par William Poulin-Deltour, anthropologue, professeur à l’université Middlebury College aux États-Unis

Faut-il enseigner le genre en France ? La question me paraît inhabituelle. En général, ici, aux États-Unis où j’enseigne dans un liberal arts college (premier cycle universitaire), la question qu’on me pose c’est plutôt : « Pourquoi enseigner le français et les études françaises ? » Dans un monde de plus en plus globalisé, l’importance du français est de moins en moins évidente. Et en fait, ce qui peut sauver le français et les études françaises aux États-Unis, c’est peut-être le genre. Je m’explique.

Enseigner le genre, ce n’est pas promouvoir une « idéologie » prônant la fin de la différence sexuelle. Pour mon enseignement et mes recherches, le genre est plutôt un outil conceptuel que j’utilise pour mieux saisir la réalité sociale en France. Prenons le débat français sur le mariage pour tous, sujet qui touche directement le genre. Étudier ce débat me permet d’aborder plusieurs thèmes pertinents avec mes étudiants.

L’identité nationale en France, par exemple. Pour beaucoup de ceux qui s’opposent au mariage pour tous, la loi Taubira de 2013 représente une menace étrangère à la famille traditionnelle, celle qui représenterait la « vraie » France. Souvent cette menace est construite comme venant des États-Unis, terre par excellence de la gender ideology.

Le débat sur le mariage pour tous évoque aussi la question épineuse des rapports entre l’Église catholique que certains pensaient moribonde et l’État français. Or l’église catholique s’est montrée assez efficace en mobilisant les opposants au mariage pour tous, ce qui nous amène à poser la question : quel est le bon rôle de la religion dans une République laïque comme la France ? Plusieurs manifestants participant à la Manif pour tous le font au nom de la religion, tout en déclarant leur attachement à la République. Comment comprennent-ils cet acte qui semble si contradictoire aux autres ?

Pourtant, la religion n’est pas la seule motivation de ceux qui manifestent contre le mariage pour tous. Des psychanalystes français font référence au besoin psychique et symbolique d’un père et d’une mère, pour que l’enfant comprenne la différence sexuelle, voire la différence humaine en général. Pour eux, le « droit à l’enfant » que revendiquent des gays et des lesbiennes viendrait au prix des « droits de l’enfant ». Comment les partisans de la loi Taubira répondent-ils à une telle prise de position ?

De l’autre côté, ceux qui soutiennent le mariage pour tous ripostent que le mariage, en France au moins, est avant tout un droit civil. Cela surtout dans une société laïque où la religion prend idéalement ses distances avec les affaires d’État. Ils fondent leur soutien au mariage pour tous sur les bases de l’universalisme français qu’ils perçoivent comme accordant une égalité réelle à tous les citoyens français, peu importe leur orientation sexuelle.

L’identité nationale. Les relations entre l’État et l’Église. La laïcité. La psychanalyse. L’universalisme. Comme je viens de le montrer, c’est à travers le genre que je peux présenter tous ces sujets pour tenter d’offrir à mes étudiants un aperçu de la France contemporaine.

En effet, l’interdisciplinarité des études de genre revitalise mon enseignement du français et des études françaises, le rendant plus adapté à un programme d’études de plus en plus mondialisé. Ne pas exploiter le genre reviendrait à perdre une belle occasion d’approfondir une véritable connaissance de la France.

Télécharger l’ensemble de la tribune (4 p.) : Faut-il enseigner l’égalité hommes-femmes et le genre à l’école ? – L’Humanité 22 janvier 2015